Cultures musicales et Hautes écoles de musique : articulations, tensions et bonnes pratiques

Les deux dernières décennies ont vu émerger une prise de conscience renouvelée de la variété des cultures et des pratiques musicales dans le monde, sous l’impulsion de la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine immatériel de 2003.

Dans ce contexte de visibilité accrue, une réflexion s’impose au sein des institutions d’enseignement musical professionnel. Quel rapport ces institutions entretiennent-elles avec leur propre patrimoine musical – répertoires, pratiques, et avec les patrimoines d’autres aires culturelles ? Quelles bonnes pratiques peut-on suggérer sur cette question des cultures et des traditions au sein de nos écoles ?

L’enseignement de la musique en Europe s’est progressivement cristallisé au 19e siècle en institutions spécialisées, prenant la forme de conservatoires ou d’académies. Ces institutions portaient fréquemment le projet de promouvoir la culture nationale : la visée du Conservatoire de Paris, fondé en 1795, était ainsi de « former les citoyens » et d’édifier « une école française » contre l’hégémonie étrangère. Un tel projet culturel national se conjuguait, dans l’élan des Lumières, avec une visée universalisante, voire scientifique, proposant une conception de la musique comme indépendante des cultures : le prospectus de fondation du Conservatoire de Genève, en 1835, insiste sur un projet a-culturel d’alphabétisation solfégique, via l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la musique.

C’est sans doute de cette tension entre la promotion locale et visée universelle que découlera une certaine timidité de nos institutions à penser la diversité et à entrer en dialogue avec d’autres cultures musicales. Aux premières années du 20e siècle, pour un compositeur comme Debussy, la rencontre si inspirante avec les musiques d’ailleurs ne viendra pas de sa fréquentation du Conservatoire, mais des opportunités offertes à l’extérieur de l’institution par les grandes expositions internationales. Les écoles d’art, orientées vers les pratiques, resteront longtemps imperméables aux cultures extérieures, alors même que les universités, pour leur part, ont très tôt considéré les arts non-occidentaux comme objets d’étude, au sein de disciplines comme l’archéologie, l’histoire de l’art, l’anthropologie et son volet musical, l’ethnomusicologie. 

Les raisons de cette surdité ont certainement leur part d’hubris eurocentriste. Le succès considérable, en dehors de l’Europe, de la musique classique occidentale a nourri la tendance à lui attribuer, dans les discours, un statut d’universalité. Les musiques contemporaines et « populaires internationales » apparaissent également comme convergentes vers une modernité annonciatrice d’une fin de l’histoire et des cultures. Mais d’autres modèles que cette convergence ont été imaginés pour penser le monde, tels que celui de modernités multiples et parallèles, proposé par Samuel Eisenstadt. 

La création d’un Master en Ethnomusicologie, filière conjointe entre la Haute école de musique de Genève, et les Universités de Genève et Neuchâtel, a été l’occasion de consolider la pratique des musiques extraoccidentales dans l’institution. Certaines de ces musiques, comme le Gamelan de Bali ou de Java, ont été intégrées de longue date dans certaines institutions occidentales. D’autres, telles que la musique chinoise ou orientale, sont plus rarement présentes. Ces pratiques ont largement essaimé au sein de notre école, rencontrant un succès inespéré. Au-delà de la maîtrise d’un répertoire spécifique, elles questionnent les fondements de nos approches de la musique : des thématiques surgissent, telles que la relation à l’oral et à l’écrit, la virtuosité dans l’improvisation et l’ornementation, les interactions au sein d’un ensemble, les modes de transmission, la relation à la tradition, etc.  Par ces pratiques, c’est avant tout un décentrage du regard qui est proposé. 

Nos écoles portent avec excellence la tradition classique occidentale – même si des voix autorisées font remarquer que cette tradition s’est aujourd’hui largement déplacée vers les pays d’Asie de l’Est. Pour qu’elle reste bien vivante, il apparaît comme indispensable que cette tradition poursuive son dialogue avec des musiques autres, dialogue initié par les compositeurs durant tout le 20e siècle. Nos structures académiques et nos curriculums peinent à créer des espaces pour accueillir de tels dialogues : notre vision de l’histoire et du futur de la musique reste celle d’une convergence, reléguant les formes extérieures au rang de protomusiques, matériaux bruts, que la modernité saura transmuter en « art véritable ». Les conservatoires des pays non-occidentaux peinent eux-mêmes à équilibrer en leur sein la pratique de traditions propres et celle de musiques « internationales ». Un potentiel considérable existe dans le développement de dialogues interculturels, propres à nourrir et à revivifier nos curriculums.

Xavier Bouvier
… est responsable de la filière ethnomusicologie à la Haute école de musique de Genève – Neuchâtel.

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