Jasser Haj Youssef − entre viole d’amour et ballet contemporain
Jasser Haj Youssef signe la musique d’Ihsane, la nouvelle création mondiale de Sidi Larbi Cherkaoui présentée en ouverture de la saison 24/25 du Ballet du Grand Théâtre de Genève. Entretien.
Violoniste, compositeur, et musicologue tunisien, virtuose de la viole d’amour, Jasser Haj Youssef a le goût de l’expérimentation et de l’inattendu.

Jasser Haj Youssef, vous collaborez pour la première fois avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui et le Grand Théâtre de Genève. Quelle en a été la genèse ?
Le point de départ est avant tout une connaissance mutuelle et une grande appréciation du travail de l’autre. A tel point que lors de notre première rencontre il y a un peu plus d’un an, nous savions déjà que nous allions travailler ensemble sur ce projet, et nous avons donc parlé directement de cette création. C’est aussi ma première collaboration avec le Grand Théâtre de Genève et j’en suis ravi !
« Ihsane » désigne en arabe « un idéal de bienveillance et de bonté ». Le chorégraphe y remonte à ses racines marocaines et « explore des thèmes de perte et d’identité plurielles à travers un récit personnel et collectif ». Le terme évoque aussi un crime raciste et homophobe survenu à Liège en 2012. Ces thèmes vous ont-ils particulièrement attiré ?
Au début du projet, Sidi Larbi et moi-même avions surtout échangé sur les thèmes de la bienveillance, de la spiritualité… Je ne connaissais pas le fait divers en question et n’en ai donc pas tenu compte durant mon travail de composition. C’est vraiment plus tardivement que j’ai appris qu’Ihsane est aussi le prénom d’un garçon tristement agressé en Belgique.
Quel a été le processus de création musicale d’Ihsane ? Y a-t-il eu d’abord l’écriture de la musique, le geste de composition, avant la chorégraphie ? Avez-vous investi les studios de répétition du Grand Théâtre de Genève pour capter les corps, saisir les gestes, puis en rendre compte par l’écriture musicale ?
J’ai rencontré au préalable les danseurs du Ballet du Grand Théâtre une première fois il y a un an. Puis j’ai surtout eu des échanges directs avec Sidi Larbi, en particulier sur des idées, des envies, des choix sur l’instrumentation, les styles, les thèmes, les textes, et les langues… j’ai d’abord composé des pièces spécialement pour ce projet, sur la base desquelles une chorégraphie a ensuite été créée puis pratiquée par les danseurs. La musique de ce ballet comprend beaucoup de compositions nouvelles, non éditées, mais aussi un certain nombre de mes pièces qui proviennent de l’album Reminiscence, ainsi que quelques pièces venant de la tradition, que j’ai adaptées et arrangées.
Y a-t-il une part d’improvisation dans la musique et la chorégraphie ?
Oui, un peu à la manière de la musique classique ancienne, il y a une improvisation au départ qui par la suite devient fixe. A l’époque, lorsque Jean-Sébastien Bach improvisait et faisait une cadence, on la notait, puis d’autres musiciens jouaient exactement les mêmes notes que la cadence qui, à la base, avait été improvisée. Nous adoptons parfois aussi ce genre de principe dans la musique d’Ihsane. Pour ce qui est de la chorégraphie, il y a deux moments dans le ballet où elle était une improvisation à la base. Mais nous avons tellement aimé cette chorégraphie improvisée qu’en fin de compte nous essayons de la reproduire durant toutes les représentations !
Vous composez la musique et vous l’interprétez également sur scène. Quelle a été pour vous cette nouvelle expérience scénique ?
Les ballets dansent plus souvent sur des enregistrements que sur la musique « live ». Composer pour un ballet et travailler avec les danseurs a été pour moi à la fois un véritable challenge et une expérience formidable qui m’a permis de découvrir un nouveau monde et d’observer une relation intime se créer entre les danseurs et les musiciens. Jusqu’à présent j’avais l’habitude de composer et d’interpréter la musique sur scène uniquement avec des musiciens. La difficulté qui se rajoute ici, c’est que nous jouons aussi avec les danseurs ! Nous devons toujours avoir certains repères musicaux. Les danseurs doivent s’accommoder avec l’interprétation musicale en direct, mais les musiciens doivent parfois aussi suivre le tempo des danseurs. Je me sens un peu comme un passeur qui essaie de répondre au mieux à la vision du chorégraphe. Et en même temps, en tant que compositeur, je dois prendre en considération les besoins des musiciens, notamment en ce qui concerne leur temps d’intégration, car ils n’ont pas tous le même rythme. Nous ne sommes pas isolés les uns des autres. Il s’agit d’une collaboration interdisciplinaire dans laquelle il faut également être à l’écoute du décor, de la lumière, de la dramaturgie, des avis des uns et des autres… C’est un travail d’adaptation en réalité.
Ce ballet rassemble effectivement une équipe d’artistes plurielle et inédite dans un même espace. C’est une occasion pour vous de croiser votre univers artistique avec celui des autres artistes associés. Comment s’est fait le choix des instrumentistes et des chanteurs qui vous accompagnent ?
Sidi Larbi et moi avions chacun de notre côté une certaine idée de l’instrumentation. Sa plus large vision du projet − au niveau de la dramaturgie et de l’histoire, a donné lieu à des échanges intéressants sur le choix des instruments et des interprètes. La décision d’inclure finalement un oud dans l’ensemble plutôt qu’une contrebasse m’a, par exemple, permis de proposer la musicienne iranienne Yasamin Shahhosseini. Car l’interprétation féminine et le jeu persan du oud sont deux éléments qui apportent une couleur et une profondeur vraiment particulières, et donc très différentes du jeu des musiciens arabes par exemple. La présence d’une femme dans l’ensemble me semblait aussi fondamentale, car elle y apporte un certain équilibre. Le mélange entre les instruments choisis n’est jamais évident et en même temps cela marche, car chacun des artistes affirme une singularité créative : le piano Rhodes occidental des années 70, la voix de la chanteuse libanaise de Fadia Tomb El-Hage, formée à la tradition écrite, classique européenne, les percussions de Gabriele Miracle Bragantini, la viole d’amour baroque, le oud persan, le chant marocain basé sur la tradition orale… nous sommes à la fois tellement différents et nos expériences multiples créent une complémentarité enrichissante !
Vous signez une partition éclectique et évocatrice. En les associant avec l’énergie des interprètes, vous donnez un nouveau souffle aux textes des grands penseurs de l’Orient du 13e siècle…
Le choix du répertoire constitue un véritable challenge pour les interprètes ! Parmi les quelques œuvres que j’ai choisies y figure une pièce très rare du répertoire arabe ancien, à quatorze temps, et que peu de musiciens de langue arabe chantent aujourd’hui encore. Pour Ihsane, Sidi Larbi s’est inspiré de la ville de Tanger dont son père est originaire. L’idée était donc aussi de rendre hommage à la culture traditionnelle andalouse et marocaine, en y intégrant trois pièces, dont deux d’entre elles sont jouées de manière très traditionnelle. La troisième, interprétée en ouverture du ballet, est une version sur laquelle j’ai fait un arrangement très pop. La musique ottomane mais aussi un mode égyptien ancien ont inspiré certaines des compositions créées pour ce ballet. On passe des sonorités de la musique africaine au magnifique Lamento di Tristano de l’Italie médiévale ! Je tenais aussi à ce que la langue persane ait une place dans la partition, en composant une pièce sur un texte original de Rûmi, chanté en persan par Mohammed El Arabi-Serghini (d’origine marocaine). De même, un poème d’Ibn Arabî est magnifiquement interprété en langue originale arabe par Kazutomi Kozuki, − danseur japonais et membre de la Compagnie Eastman. Il fallait pour cela trouver les points forts de ce danseur…
Comment votre partition a-t-elle été reçue par les interprètes ?
La musique d’Ihsane est riche en influences et en exigence. Et rassembler le tout représentait un enjeu bien réel, car l’oreille européenne a plus l’habitude d’écouter du mineur ou du majeur, que des micro-intervalles. Je suis formé autant à la grande tradition arabe qu’à la musique classique occidentale, et j’adore tout autant le répertoire baroque et classique européen que les maqâms millénaires. En tant que compositeur, je souhaitais avant tout préserver toutes les subtilités que l’on trouve dans le jeu de la musique persane, arabe, ou orientale en général, et éviter de neutraliser ou supprimer certains éléments de la culture musicale de cette région, qui est si riche. Ce qui fait que dans plusieurs passages du ballet, certaines musiques peuvent paraître très osées au public. En même temps il fallait transmettre avec le plus de clarté possible cette musique aux danseurs, afin de leur permettre de s’approprier facilement le langage chorégraphique. Ils ont dû s’entraîner à danser sur des rythmes à sept temps, dix temps, quatorze temps… très différents de ceux auxquels ils sont habitués. Cette expérience nous a appris, à tous, de nouvelles façons d’appréhender la musique. C’est ça qui est génial !
L’écriture musicale, en somme, n’est-elle pas aussi un mode d’expression chorégraphique selon vous ?
La musique et l’apprentissage d’un instrument sont très liés au mouvement. Il y a des gestes à reproduire que tout musicien prend des années à apprendre. Pour un violoniste par exemple, c’est pouvoir faire circuler l’archet et les doigts avec subtilité… Lorsque je fais face à des rythmes complexes qui viennent d’ailleurs, comme des rythmes composés à quatorze temps, à treize temps, ou parfois à trente-deux temps, je commence par les danser, afin que ces rythmes « rentrent » dans mon corps et qu’il devienne naturel pour moi de les jouer. Toute la musique est basée sur le rythme, le geste, et le mouvement, qui sont fondamentaux pour l’harmonisation des corps et des instruments ! On ne peut pas jouer en étant très statique ! Jouer un instrument est donc un mouvement chorégraphique. Mais l’écriture de la musique est aussi de la chorégraphie, car elle prend en considération tous les mouvements des musiciens et chanteurs ! Et, surtout, après la composition, il y a le travail en commun, sur scène, avec les danseurs, où l’on dépend beaucoup de leurs gestes, de leur respiration, de leur fatigue, de leur forme, et bien d’autres éléments…
Vous aimez que les metteurs en scène ou les projets vous surprennent…
J’aime m’engager dans des projets qui ont un but, un sens, un vrai besoin, des projets qui soient à la fois particuliers et authentiques, et me demandent une réflexion. J’ai besoin d’explorer des horizons artistiques inédits, qui m’amènent à la danse par exemple ! Ihsane m’a permis de vivre l’aventure, de faire des recherches, d’apprendre… je me suis retrouvé à travailler sur des textes en arabe, en anglais, en italien, en espagnol, en syriaque… La diversité des langues, des rythmes et des styles en fait une expérience à la fois riche et complexe. On part d’un chant italien ancien à un chant traditionnel marocain ou iranien, en passant par des compositions contemporaines. Ce n’est pas si facile de rassembler sur scène des interprètes aussi différents l’un de l’autre. C’est précisément la dimension expérimentale que j’aime dans la création !
Vous êtes l’un des rares spécialistes de la viole d’amour. Comment est né votre intérêt pour ce mystérieux instrument ?
J’ai une formation de violoniste à la base. Puis, dans une quête de timbres et de sons, je recherchais un instrument acoustique, aux sonorités plus graves et avec plus de cordes qu’un violon. Mes recherches d’organologie et d’histoire de la musique m’ont amené à la viole d’amour que j’ai d’abord découvert théoriquement. C’est un instrument baroque européen, pour lequel Jean-Sébastien Bach et Vivaldi ont tous les deux composé. Il n’a jamais existé en Orient, à l’exception de la Turquie à l’époque ottomane, avant de disparaître au 18e siècle. A l’époque de ma recherche, cet instrument était encore plus rare et plus difficile à trouver chez les luthiers qu’il ne l’est aujourd’hui. Mais je voulais à tout prix le voir de près, jusqu’au jour où une metteuse en scène d’origine italienne m’apprend qu’une « viola d’amore » spécialement fabriquée pour elle lui avait été offerte ! Cet heureux hasard m’a donné la possibilité d’en jouer pour la première fois, avant qu’un luthier m’en fabrique finalement une sur mesure. C’est vrai qu’aujourd’hui je joue beaucoup plus la viole d’amour que le violon !
A travers vos albums, vous ouvrez une nouvelle voie dans la connaissance et l’histoire de la viole d’amour baroque. Il y a eu « Resonance », dans lequel vous proposez un voyage fascinant, allant du 17e siècle à nos jours. Puis, plus récemment, « Reminiscence »…
Oui, Resonance est un album live, sorti en 2015 et enregistré au Théâtre de la Ville à Paris. Réminiscence est une production réalisée suite à une longue résidence au Château de Chambord, où il a été enregistré en 2023. Les deux albums sont effectivement axés autour de la viole d’amour, un choix qui s’est fait naturellement. Grâce aux cordes fabriquées spécialement pour moi, ma viole d’amour me permet d’obtenir des accords, des sons et des timbres différents et que j’aime particulièrement. Je peux naviguer entre les styles orientaux, jazz et classique, et jouer dans toutes les tonalités ! Alors qu’une viole d’amour accordée d’une manière historique ne permettrait de jouer que comme on l’a jouait à l’époque, c’est-à-dire en ré majeur ou en ré mineur.
Le sacrifice constitue le fil rouge de la saison 2024-2025 du Grand Théâtre. Quel est votre rapport à ces thématiques du sacrifice et de l’identité ?
En fait, quand on fait ce choix de vie, d’être un artiste, c’est déjà un sacrifice ! S’éloigner de notre famille, de notre zone de confort pour vivre nos rêves d’enfance et aller jusqu’au bout de nos besoins, c’est un sacrifice ! A un moment donné, on choisit de sacrifier nos vies pour faire ce qu’on aime. Mais je garde toujours des liens forts avec la Tunisie, je me produis parfois au Festival international de Carthage ou à Hammamet. C’est aussi très important pour moi de garder un pied à terre à Monastir, ma ville natale, que j’ai quittée pour évoluer artistiquement. L’identité est un grand sujet, mais en ce qui me concerne, je suis en paix avec moi-même, car je connais bien mes origines culturelles. Connaître et jouer bien la musique classique arabe m’a permis d’aller vivre d’autres expériences, en musique classique, en jazz et même avec un ballet ! Je pense que ma force est justement d’avoir une identité forte, qui me permet d’aller au-delà des frontières, sans avoir peur de l’autre, et de découvrir et d’apprendre des autres cultures. Aujourd’hui, disons que je me sens un peu un citoyen du monde, ou tout simplement une âme libre. Une âme parce qu’elle peut circuler un peu partout.