« La partition permet de me connecter aux autres»

A travers ses œuvres originales, David Philip Hefti propose une manière captivante d’aborder la tonalité et révèle une expressivité étonnante. Il conçoit la musique sous le signe de l’échange.

David Philip Hefti. Foto : Manu Theobald

Lauréat du prix du compositeur (ICMA) 2023, David Philip Hefti était invité en résidence par le Zermatt Festival.

David Philip Hefti, vous êtes clarinettiste à la base et vous avez joué au sein d’orchestres pendant de nombreuses années. Comment vous êtes-vous dirigé vers la composition et la direction d’orchestre ?

J’ai commencé à apprendre la clarinette lorsque j’avais huit ans. Et déjà à cet âge, jouer sur des partitions, sur des notes écrites, m’ennuyait beaucoup. Alors je choisissais des airs populaires et je créais des harmonies là-dessus. Dès mon enfance, je me suis amusé à écrire de la musique, même si on ne pouvait pas appeler cela de la composition, car c’étaient vraiment des mauvaises pièces (rires). C’était une première tentative de composer avec la clarinette. Jusqu’à mon adolescence, j’aimais jouer d’un instrument mais surtout composer, inventer de la musique. Mes années passées au gymnase de Saint Gall étaient une époque formidable, car en tant que jeune clarinettiste, j’avais la possibilité de jouer dans les deux orchestres qui existaient au sein de cette institution, il y avait un orchestre symphonique et un ensemble à vent. En même temps, les directeurs me donnaient l’occasion de diriger les deux formations. C’est donc à ce moment-là que j’ai commencé à diriger un orchestre.

Suiviez-vous déjà à cette époque des cours de direction d’orchestre ?

Pas encore à ce moment-là. Je pratiquais moi-même. Pour moi, jouer de la clarinette, composer et diriger formaient un tout organique, je n’y voyais aucune différence. Par la suite, bien sûr, j’ai poursuivi mes études musicales à Zurich et Karlsruhe, en suivant les cours de composition, direction d’orchestre, clarinette et musique de chambre. Notamment auprès de Cristóbal Halffter, Rudolf Kelterborn, Wolfgang Meyer et Wolfgang Rihm… Puis il y a quinze ans, j’avais alors un peu plus de trente ans, j’ai décidé d’arrêter la clarinette pour me consacrer entièrement à la composition et à la direction d’orchestre en y donnant toute mon énergie. C’était certainement l’une des meilleures décisions que j’ai pu prendre.

Comment gérez-vous votre temps en tant que compositeur et chef d’orchestre ?

Les deux activités sont pour moi complémentaires et fondamentales. Le compositeur travaille dans la solitude, et pour moi c’est parfois difficile, car j’ai besoin d’être en connexion avec les gens. J’apprécie beaucoup l’aspect social, le lien avec les interprètes, le travail avec l’orchestre et les collaborateurs, la proximité avec le public. Expérimenter la scène dans le rôle de chef d’orchestre est essentiel car cela me donne une chance de pouvoir diriger non seulement mes propres œuvres, mais aussi les chefs-d’œuvre de Beethoven, Mozart, Berlioz… Je ne dirige que huit semaines dans l’année, mais c’est toujours dans le cadre de projets très inspirants où la musique contemporaine a une place incontournable. Et le reste du temps, je compose.

Un grand nombre de vos œuvres sont écrites pour quatuor à cordes. Auriez-vous une préférence pour la musique de chambre, et les cordes en particulier ?

La musique de chambre constitue, en effet, une grande partie de mon travail. Probablement un tiers de mes œuvres sont pour orchestre symphonique et deux tiers sont des œuvres de musique de chambre. Mais en réalité, je n’ai pas de préférence. D’un autre côté, je suis clarinettiste de formation, mais, étrangement, je me sens violoncelliste, et en regardant le passé j’ai le sentiment d’avoir choisi le mauvais instrument. C’est vrai que je compose très souvent pour les cordes, que j’adore, car elles peuvent simplement tout faire. Le quatuor offre des possibilités infinies et forme un son si homogène ! Après le festival de Zermatt, je vais d’ailleurs entamer mon huitième quatuor à cordes ! (Rires).

Votre processus d’écriture est-il différent lorsque vous composez une œuvre orchestrale ou de la musique de chambre ?

Ecrire pour un orchestre me demande évidemment beaucoup de travail, en raison de l’effectif instrumental beaucoup plus grand. Mais pour moi, le processus de réflexion est presque le même. Dans les deux cas, il s’agit de concevoir une œuvre musicale qui corresponde à l’expression sonore de ma pensée, de créer une pièce, d’imaginer une musique, et surtout de développer de bonnes idées musicales.

Vous avez composé deux opéras – Annas Maske (Le Masque d’Anna) et, en version semi-scénique, Die Schneekönigin (La Reine des Neiges), qui ont rencontré un succès retentissant. Comment s’est passée cette collaboration avec une maison d’opéra?

Les expériences avec le Theater St Gallen et la Tonhalle Maag à Zurich étaient très positives, et j’envisage l’écriture de mon troisième opéra (sourires). La musique est évidemment très importante dans un opéra, mais ce n’est qu’une partie. Il y a aussi les voix, le chœur, la mise en scène, l’éclairage… Il y a tout un travail d’équipe que j’apprécie énormément. Je me rends compte que la communion artistique entre le metteur en scène, le compositeur, le chef d’orchestre, les chanteurs est fondamentale pour garantir la réussite d’une production lyrique ! En tant que compositeur, je ne suis pas le « boss », et je dois souvent prendre du recul. Mais lorsque le compositeur a la possibilité de choisir l’équipe avec laquelle il va collaborer, ce qui était mon cas, alors les chances de réussite sont d’autant plus grandes.

Pour votre pièce, Ans Ende der Zeit (A la Fin du Temps), vous avez également collaboré avec une chorégraphe. Est-ce une expérience que vous souhaitez renouveler ?

Ans Ende der Zeit est, en fait, mon Quatuor à Cordes No 7 que j’ai composé en 2023, à la suite d’une commande de l’Opéra de Graz pour une musique de ballet. Cette pièce est dédiée à la mémoire de mon père, elle dure vingt minutes et peut être interprétée comme une sorte de prélude au Quatuor à cordes no 14 de Schubert (La Jeune fille et la Mort). Le fait qu’une chorégraphie était prévue a eu une grande influence sur mon processus de travail. Le dialogue étroit et productif avec la chorégraphe Beate Vollack m’a permis ensuite d’exprimer musicalement nos idées dramaturgiques communes. J’étais impatient à l’idée de découvrir comment ma pièce serait dansée, avant même d’en avoir écrit les premières notes. C’était une expérience fantastique qui m’a énormément inspiré dans mon travail et m’a poussé à aller de l’avant. Beate Vollack, que je connais bien, a été récemment nommée directrice de la danse de l’Opéra national du Capitole de Toulouse, et nous discutons déjà d’un nouveau projet de plus grande envergure…

En 2022, vous composez une rhapsodie pour baryton et orchestre, une œuvre basée sur un texte de Salman Rushdie. Comment est né ce projet avec l’écrivain ?

L’Orchestre de Chambre Württemberg (WKO) à Heilbronn m’avait passé commande d’une œuvre pour le 75e anniversaire de Sir Salman Rushdie. Le chef d’orchestre et directeur artistique, Case Scaglione, en est un proche ami… j’ai évidemment tout de suite accepté, mais j’avais besoin d’un contexte pour l’écriture de ma pièce. J’ai donc contacté Salman Rushdie qui était tout de suite amical et très enthousiaste à l’idée de m’envoyer un texte tiré de son sixième roman The Ground Beneath her Feet (La Terre sous ses Pieds). C’est une version qu’il a spécialement rééditée pour ce projet et sur laquelle j’ai composé cette rhapsodie. Malheureusement, suite à l’agression physique dont il a été victime, il n’a pas pu assister à la création mondiale qui a eu lieu en septembre 2022 avec l’excellent baryton Benjamin Appl. Mais j’espère vraiment que la pièce va pouvoir être interprétée à nouveau en la présence de Salman Rushdie.

Que pensez-vous du débat qui oppose les partisans d’un retour à la tonalité et les défenseurs des courants modernistes, expérimentaux ? Où vous situez-vous ?

En ce qui me concerne, un retour à la tonalité n’est pas possible. Les compositeurs du passé ont déjà tout exploré de façon absolument brillante. Le système tonal a atteint son apogée avec les compositeurs romantiques, et nous avons hérité d’un répertoire de très haute qualité. Je pense donc qu’il n’y a aucune raison de revenir à la tonalité. Les compositeurs d’aujourd’hui doivent aller de l’avant. Chaque compositeur est évidemment libre de décider d’intégrer ou non des éléments de la tonalité. Quant à mes œuvres, je pense qu’elles évoluent dans une logique, et forment un tout organique. Pour moi c’est toujours difficile d’affirmer aujourd’hui que j’ai trouvé mon style ou mon langage, car il changera dans le futur ! C’est vrai que j’accorde une grande importance à l’expressivité, et des mélodies harmonieuses sont identifiables dans certaines de mes œuvres, comme par exemple dans mon octuor. Mais il ne s’agit pas de tonalité ! Je ne pourrai pas revenir au mode fa majeur ou si mineur (sourires)…

En votre qualité de compositeur et chef d’orchestre, vous étiez invité en résidence par le Festival de Zermatt 2023. Quelle a été votre expérience avec les jeunes musiciens de l’Académie du festival ?

C’est la première fois que je suis invité en résidence en qualité à la fois de compositeur, chef d’orchestre et enseignant. Et je dois dire que c’est pour moi une expérience très spéciale et enrichissante. Le format proposé par l’Académie du festival de Zermatt est unique en son genre, car il propose aux jeunes musiciens un stage intensif de musique de chambre, et un encadrement par les excellents solistes du Scharoun Ensemble Berlin. J’ai eu énormément de plaisir à travailler sur mes œuvres avec ces jeunes instrumentistes, qui font preuve de beaucoup d’enthousiasme et de ferveur. Et de mon côté, je suis curieux, j’apprends beaucoup des étudiants, et j’aime toujours tenir compte de leurs suggestions pour mes prochaines pièces.

Le Festival de Zermatt vous a notamment passé commande d’une œuvre pour le Scharoun Ensemble Berlin qui l’a interprétée ici en création mondiale. Cette composition se veut-elle aussi un hommage à Schubert ?

Oui, Des Zaubers Spuren (Traces de Magie) est un octuor pour clarinette, basson, cor, quatuor à cordes et contrebasse. C’est une composition que j’ai dédiée au Scharoun Ensemble Berlin pour leur 40e anniversaire, et qui est aussi programmée fin septembre à la Philharmonie de Berlin lors d’un concert anniversaire de l’ensemble. Des Zaubers Spuren est effectivement un hommage à la musique de Schubert dont la profondeur me touche directement. J’ai choisi la même combinaison instrumentale que celle faite par Schubert dans son octuor en fa majeur, une œuvre interprétée aussi par le Scharoun Ensemble Berlin en ouverture du Festival, et que j’ai moi-même probablement interprétée une centaine de fois en tant que clarinettiste ! De par ses harmonies, ses motifs, et sa structure dont il s’apparente, mon octuor fait en quelque sorte écho à celui de Schubert…

Que pensez-vous de la place du compositeur dans la société actuelle ?

Le compositeur a une plus grande visibilité, notamment grâce aux résidences au sein des festivals et institutions. J’observe une réelle évolution, la musique contemporaine n’a cessé d’élargir son public depuis les années 60, mais ce n’est pas assez ! Je pense que la programmation des concerts devrait être beaucoup plus diversifiée et inclure systématiquement une création ou une œuvre contemporaine du début du 20e siècle, comme c’est le cas par exemple au Zermatt Festival. Et ouvrir ainsi une fenêtre sur la découverte. D’ailleurs, même les enfants sont captivés par ces sons surprenants que peuvent produire les instrumentistes de musique contemporaine ! Mais trop souvent les institutions ont à leur tête des personnes qui n’ont pas de formation en musique, ne peuvent pas lire une partition et connaissent donc peu le répertoire des 20-21e siècles. Alors qu’il existe aujourd’hui un très grand nombre d’excellents compositeurs et compositrices, malheureusement encore inconnus du public…

 Vous êtes lauréat de nombreux concours de composition de renommée – comme Gustav Mahler de Vienne, Pablo Casals de Prades, et George Enescu de Bucarest. En 2013, le Prix de composition vous est décerné par la Fondation Ernst von Siemens, et en 2015 vous remportez le Prix de composition Hindemith. En avril 2023, vous avez été honoré du prix de composition (ICMA) à Wroclaw. Qu’est-ce que cela apporte concrètement au compositeur que vous êtes et à votre carrière ?

C’est d’abord véritablement un honneur pour moi de recevoir un tel prix. Ensuite, cette reconnaissance de mes œuvres est importante, car elle crée des opportunités de collaborations artistiques et facilite la réalisation de projets avec les orchestres et les institutions de par le monde. Et jusqu’à présent j’ai eu la chance de travailler avec d’excellents artistes.

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